A la fin du siècle dernier, a été proposé par des économistes et des médecins ultra spécialisés, le concept de « médecine industrielle ». En effet, les progrès des techniques médicales révolutionnaient les moyens diagnostiques et thérapeutiques, tandis que se développait la médecine basée sur les faits démontrés, appelée « Evidence based medicine »(EBM). Le médecin ne déciderait plus en fonction de son expérience et du raisonnement physiopathologique, mais il devrait désormais appliquer des recommandations et respecter des procédures.
La discipline scientifique phare était en effet devenue l’épidémiologie qui étudie les populations et recourt pour se faire aux statistiques. Or, des grands nombres on peut déduire des moyennes, des moyennes on peut faire des normes et les normes peuvent être transcrites en règles. Désormais les recommandations allaient guider la main prescriptive du médecin artisan. Parallèlement, cette fin de siècle fut marquée par une poussée de positivisme scientiste. Dans un futur proche, on allait pouvoir tout prévoir, tout dépister, tout prévenir à défaut tout traiter ou tout remplacer ou presque, sans même avoir à écouter, à examiner ni même à voir ou à parler au patient. Bientôt, l’intervention chirurgicale serait entièrement programmée sur ordinateur et réalisée par des robots. Le chirurgien allait abandonner le bistouri pour la souris et grâce à la télémédecine il pourrait intervenir à distance en « prenant la main » sur l’écran
Qu’en est-il réellement de cette « médecine industrielle » procédurale et standardisée ? En vérité, elle ne recoupe qu’une petite partie de la médecine, la radiologie, certains domaines de la chirurgie courante ou ultra-spécialisée et une part de la médecine instrumentale dite « interventionnelle ». Pour l’essentiel, la médecine reste une affaire d’artisan tant l’être humain se caractérise par une extrême variabilité. Variabilité psychosociale bien sûr, mais aussi variabilité biomédicale. Si bien que le maître mot est devenu aujourd’hui « l’individualisation » des traitements et des prises en charge. Parallèlement, un certain nombre d’échecs voire de scandales ont brisé la croyance de la population dans un progrès biotechnologique sans faille.
L’insuline inhalée qui allait supprimer les piqûres d’insuline a du être soustraite du marché car elle provoquait des cancers bronchiques, le Rimonabant qui allait endiguer l’épidémie d’obésité a dû être retiré du commerce car il provoquait des dépressions avec pensées suicidaires…. Finalement le progrès médical se traduit surtout par l’augmentation des maladies chroniques. En effet bien souvent, ce progrès est suffisant pour éviter la mort du patient mais insuffisant pour le guérir. Ainsi grâce aux trithérapies, le Sida, maladie subaigue mortelle, est devenu une maladie chronique comme ce fut le cas il y a près d’un siècle pour le diabète insulinodépendant. Grâce aux greffes d’organes, on remplace le poumon, le foie, le cœur, les reins malades, mais le patient devient un immuno-déprimé devant prendre et surveiller un traitement à vie. Grâce à la chirurgie bariatrique, on traite l’obésité sévère et on guérit même des diabètes, mais ce faisant on troque une maladie métabolique pour une maladie digestive irréversible. Le cancer lui-même, grâce aux progrès des traitements, devient de plus en plus souvent une maladie chronique nécessitant la participation active du patient. Quant aux traitements des maladies neurodégénératives, après avoir sollicité la coopération des patients ,ils font le plus souvent appel à l’ aide de l’entourage familial
Or, le modèle médical de prise en charge des 15 millions de patients atteints de maladies chroniques est celui de la « médecine intégrée », à la fois biomédicale, pédagogique et psychologique, nécessitant un travail d’équipe à la fois médicale, paramédicale et sociale. Intégrée dans le temps car il s’agit de maladies évolutives et intégrée dans l’espace car le malade circule dans le système de santé entre la ville et l’hôpital. Ni la médecine libérale exercée à l’ancienne en solitaire dans un cabinet privé, ni la prétendue « médecine industrielle » ne répondent à la prise en charge des maladies chroniques.
Hélas, depuis dix ans, toutes les réformes du système de santé ont été pensées à travers ce concept de médecine industrielle, hôpital entreprise, médecins ingénieurs, malades réduits à des porteurs d’organes, d’autant que parallèlement se développait à l’échelle mondiale la volonté de « marchandiser » l’ensemble des activités humaines. Il s’agissait notamment de privatiser les services publics ou du moins de les soumettre au modèle de la gestion privée en quête de rentabilité financière. On commença par adapter le vocabulaire : le « médecin ingénieur » devint un « producteur de soins, » le « porteur d’organes » un « consommateur » ou un « client ». On ne supprimait plus les gaspillages, on développait « les gains de productivité », on ne faisait plus preuve de dévouement, on « travaillait à flux tendu », on ne répondait plus à des besoins, on cherchait à « gagner des parts de marché ». En effet, le dogme partagé par les économistes et les managers, est qu’en tout domaine la concurrence est le meilleur, si ce n’est l’unique moyen, d’obtenir la qualité au moindre coût.
Pour que la santé n’échappe pas à cette règle universelle, il fallait que le patient devienne un « consommateur éclairé », c’est-à-dire dûment informé notamment grâce au développement des nouvelles techniques de communication et à la mise en place d’indices quantifiés sensés évaluer les pratiques. Consommateur éclairé mais du coup responsable, c’est-à-dire payant soit directement de sa poche soit par l’intermédiaire d’assureurs privés eux-mêmes en quête de rentabilité sur le marché concurrentiel européen. C’est ainsi que, l’on a laissé prospérer les dépassements d’honoraires et les assurances privées complémentaires, mutualistes ou non. On a maintenu le paiement à l’acte, inadapté à la prise en charge des patients atteints de maladie chronique.
Par nature inflationniste, il aboutit à une dévalorisation de l’exercice médical (la consultation du médecin généraliste en secteur 1 est remboursée 23 euros, et en conséquence elle dure souvent moins de 15 minutes !) Mieux on l’a étendu en généralisant la tarification à l’activité (T2A) dans les hôpitaux, y compris pour le financement des soins palliatifs de fin de vie, y compris pour la grande réanimation, y compris pour les maladies chroniques … Seule à ce jour la psychiatrie a résisté au prurit quantophrénique managérial. Ce faisant, on a certes mieux réparti les allocations entre des établissements historiquement sur dotés et d’autres sous dotés, mais on a créé de nouvelles inégalités en finançant au même tarif des hôpitaux comme la Pitié – Salpêtrière de 1 700 lits répartis dans 33 bâtiments sur 80 hectares, , et des petits hôpitaux de 600 lits, tout neufs, monoblocs. Les cliniques commerciales, qui n’ont pas les contraintes des hôpitaux publics et n’incluent dans leurs tarifs ni les honoraires ni les dépassements d’honoraires, réclament même un tarif unique identique à celui des hôpitaux publics et osent porter plainte à Bruxelles contre le gouvernement français pour « entrave à la libre concurrence ». Surtout renversant la finalité médicale, on a mis l’activité de soins au service de l’activité de gestion. Et pour ce faire il a fallu verticaliser le pouvoir . Désormais, depuis la loi dite Bachelot, le Chef de l’Etat nomme et révoque à chaque conseil des ministres, les Directeurs des Agences Régionales de Santé (ARS), qui nomment et révoquent sans appel les Directeurs d’Hôpitaux, qui ont le pouvoir de nommer les chefs de service alors qu’ils n’ont aucune légitimité pour juger de leur compétence.
La vérité est qu’en matière de Santé la concurrence n’entraîne pas une meilleure qualité au plus bas coût, au contraire elle augmente les coûts, elle aggrave les inégalités et finalement elle réduit la qualité. La crise des systèmes de santé illustre hélas la crise de nos sociétés qui est aussi une crise morale remettant en cause les valeurs d’égalité et de solidarité.,en l’occurrence communes à l’éthique médicale et à la République
Hélas, la psychiatrie entre de plein ped dans la T2A : en languedod Roussillon, où je suis DIM de psychiatrie, la Dotation Annuelle de Financement 2013 est fixée à 55% sur des critères d”activité de 2012, selon un schéma que seuls quelques contrôleurs de gestion pouvaient inventer…