La Commission européenne, présidée par Ursula Von der Leyen, ne parvient pas à justifier les raisons pour lesquelles elle refuse de réviser la directive sur la taxation du tabac afin d’y inclure les nouveaux produits de la nicotine. Un silence coupable, qui jette à nouveau le trouble sur les liens entre l’exécutif européen et les lobbyistes des cigarettiers.
Coup de tabac sur la Commission européenne. Le 26 mai dernier, quinze ministres des finances et de l’économie de pays membres de l’Union européenne (UE) ont écrit à la présidente de l’exécutif européen, Ursula Von der Leyen. Les auteurs du courrier — parmi lesquels le ministre français de l’Économie, Éric Lombard, et ses homologues allemand, autrichien, belge, bulgare, danois, espagnol, estonien, finlandais, irlandais, letton, hollandais, tchèque, slovaque et slovène — interpellent la présidente de la Commission sur l’attentisme dont celle-ci ferait preuve sur la directive européenne sur la taxation du tabac (DTT), venant ainsi en soutien de 19 ministres européens de la santé réclamant ces révisions.
Appelant Ursula Von der Leyen à « prendre sans délai les mesures nécessaires pour mettre à jour la directive », les quinze ministres jugent « regrettable qu’aucune initiative de ce type ne figure dans le programme de travail de la Commission pour 2025 ». Pourtant, soulignent les signataires de la lettre, un « accord presque unanime » existerait au sein du Conseil sur « l’urgente nécessité » de réviser la DTT. Et les grands argentiers européens de balayer, dans leur courrier, l’argument selon lequel la passivité de la Commission serait justifiée « par des retards dans la révision d’autres textes législatifs, en particulier la directive sur les produits du tabac (TPD) ».
L’attentisme suspect d’Ursula Von der Leyen
Pourquoi cette missive commune est-elle adressée à Ursula Von der Leyen, et pourquoi maintenant ? Mise à jour pour la dernière fois en 2011, la DTT ou directive 2011/64/UE est, près de quinze ans plus tard, devenue obsolète. Dans ce laps de temps sont en effet apparus quantité de nouveaux produits du tabac ou à base de nicotine : e-cigarettes, tabac chauffé, sachets de nicotine ou « pouches », billes aromatiques, etc. Autant de produits à l’image plus « cool » que celle de la cigarette, et dont les fabricants inondent les marchés depuis quelques années. Avec un objectif clair : séduire les jeunes générations de futurs addicts à la nicotine. « Pour servir ses intérêts financiers, l’industrie du tabac ne cesse d’imaginer de nouveaux produits de la nicotine, plus inventifs les uns que les autres afin d’attirer des clients toujours plus jeunes. On a vu récemment arriver sur le marché les “’smart vapes”’ qui proposent par exemple à ses utilisateurs de jouer à des jeux d’arcade en même temps qu’ils vapotent ! », précise ainsi Loïc Josserand, président de l’Alliance contre le Tabac (ACT). En bref, pour beaucoup de parlementaires européens, plus ces révisions tardent à être révisées, plus les industriels amassent des bénéfices.
La Commission et le Parlement européen gangrenés par l’industrie du tabac ?
Certains y voient, dans les instances européennes, la conséquence du poids des lobbys européens. Dans les couloirs de Bruxelles s’activeraient en effet plus de 150 lobbyistes de l’industrie, les cigarettiers consacrant plus de 10 millions d’euros par an à la défense de leurs intérêts au sein des arcanes européens. « La coalition Smoke Free Partnership (SFP), qui rassemble des acteurs de la lutte antitabac en Europe, dresse un parallèle entre cette inertie de la Commission européenne sur (les révisions des deux directives) et l’accroissement des dépenses de lobbying de l’industrie du tabac. Selon une analyse réalisée par SFP, les investissements de l’industrie du tabac en Europe en matière de lobbying se sont en effet élevés à 15 millions d’euros en 2021, un pic jamais atteint jusqu’ici », explique Générations Sans Tabac.
L’entrisme de l’industrie du tabac dans les instances européennes ne s’arrête malheureusement pas aux portes de la Commission. Au Parlement européen également, les lobbyistes de la cigarette ont table ouverte, où ils tentent d’influer les travaux et votes des eurodéputés. Non sans succès, comme le dénoncent certains élus de gauche et du centre, selon lesquels « tous les arguments » déposés par leurs collègues de droite sur une récente résolution non contraignante « venaient directement de l’industrie » du tabac. Au sein de la Commission européenne, le sujet tabac n’apparaît, dans tous les cas, pas prioritaire. Depuis le scandale Jan Hoffmann, qui avait mis la lumière sur le « pantouflage » des hauts fonctionnaires européens, une partie des effectifs de la DG Santé dédiés à ces questions auraient été éparpillés dans des services variés, fragilisant encore la politique antitabac au niveau européen.
Des taxes pour décourager la consommation
Les Européens sont-ils donc condamnés à laisser les majors du tabac faire leur loi sur le continent ? « La révision de la TTD était ainsi attendue pour décembre 2022 et est depuis reportée sine die. La révision de la TPD est pour sa part bloquée depuis 2019, date à laquelle Ursula Von der Leyen a pris la tête de la Commission européenne et a promis de mener à bien cette révision » déplorent les équipes de Génération Sans Tabac. Résultat : les nouveaux produits du tabac « ne sont pas taxés correctement dans l’UE (…) et ils sont devenus très accessibles », déplore Lilia Olefir, directrice du Smoke Free Partnership. Or, rappelle cette dernière, les « taxes sont fondamentales, car elles entraînent une augmentation des prix, ce qui signifie que les produits sont moins abordables et moins accessibles ». En attendant, leur usage a explosé : selon l’Agence européenne des drogues, 22 % des jeunes ont déclaré avoir vapoté en mai 2025, contre 14 % en 2019, là où le recours à l’alcool ou aux stupéfiants sont en chute libre.