Ce matin-là n'est pas tout à fait comme les autres dans le laboratoire. Mes cinq collaborateurs m’accueillent avec un sourire un peu contraint, qui masque mal la tension que j’ai perçue en franchissant le seuil. La raison ? L’infirmière, déjà là, qui a disposé garrots et tubes sur une table près du fauteuil dans lequel chacun de nous ira s’asseoir à tour de rôle, bras dénudé…
Elle aussi est nerveuse, car c’est la première fois qu’elle intervient dans un cadre de recherches loin de son activité hospitalière habituelle. « On n’attendait plus que toi pour commencer », me dit-elle. Justement, par où commencer ?
Pendant que l’infirmière plante une aiguille dans le pli de mon coude, les questions se pressent dans ma tête. Les gens de ma génération, les fameux baby-boomers nés juste après la guerre, ont vécu les pics de pollution des « 30 Glorieuses » – les années de production industrielle à tout crin, sans garde-fous, sans limites, sans sagesse. Ils ont été exposés aux polluants persistants qui caractérisaient cette époque (DDT et pesticides organochlorés, PCB, dioxines). Ai-je, avons-nous encore dans le sang la mémoire de cette pollution ? Sommes-nous plus contaminés que le jeune chercheur qui lui aussi va donner un peu de son sang ? Et ceci encore : j’ai fait ma thèse sur les PCB, ai-je été surexposé par monactivité professionnelle ? Je ne suis pas seul, d’ailleurs.
Les personnes ayant travaillé au laboratoire sur les PCB dans les années 1970 auront-elles des teneurs sanguines supérieures à celles des générations suivantes ? Il faut noter que les conditions de sécurité ont beaucoup évolué au cours des trente dernières années. À l’époque, je m’en souviens, nous réchauffions un mélange de PCB avec un bec bunsen dans une pièce inadaptée ! Les PCB ont donc été utilisés par les chercheurs et les techniciens sans les mille précautions qui existent aujourd’hui pour manipuler les produits toxiques. Les laboratoires de recherches publiques n’étaient pas différents en cela des entreprises qui manipulaient l’amiante ou des solvants. Je me rappelle d’ailleurs que la première fois qu’une post-doctorante allemande est entrée, il y a une vingtaine d’années, dans la salle de manipulation des produits chimiques du laboratoire, elle a demandé où étaient les hottes d’aspiration et les masques de protection, question qu’aucun étudiant français n’avait jamais posée. Je lui ai expliqué que nos maigres budgets publics nous permettaient tout juste d’acheter les produits nécessaires aux recherches mais malheureusement pas les systèmes de protection des manipulateurs.
Elle a donc refusé de revenir dans le laboratoire tant que ces dispositifs de protection ne seraient pas disponibles. Avec le recul, on se rend compte que même dans un laboratoire de toxicologie les risques chimiques étaient totalement sous-évalués !
La période allant de 1973 à 1980 correspondait au moment où je manipulais les PCB pour ma thèse d’État en toxicologie mais également au pic environnemental de pollution par les composés chlorés. N’ayant pu faire des dosages sanguins de marqueurs d’exposition au cours de la période supposée d’exposition maximale, il me tardait de savoir si mon sang avais gardé une mémoire de ce passé.
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour faire ces dosages ?Essentiellement pour des raisons techniques. Mon laboratoire dispose depuis peu d’un appareil performant, un bioessai DR-CALUX, permettant de doser de manière très précise l’ensemble des molécules de type dioxines ou PCB dioxin-like (voir glossaire). À partir d’un simple prélèvement comme on en réalise chaque jour dans les laboratoires d’analyses, on peut donc doser dans le sang des cocktails de contaminants de ce type. Avec ce bioessai dans le laboratoire, impossible de ne pas saisir l’opportunité de réaliser une étude sur l’exposition de mes collaborateurs et de moi-même – d’âge et d’origine différents. Nous sommes six volontaires : quatre femmes et deux hommes. La pyramide des âges des volontaires couvre en gros trois générations : il y a des sexagénaires, des quadragénaires, et des jeunes d’une vingtaine d’années.
DES DIOXINES ET DES PCB DANS LE SANG
Après prélèvement et le traitement du sang, les extraits sont mis au contact des cellules du bioessai qui vont émettre un signal lumineux proportionnel à la concentration en composés dits « dioxin-like ».
Christelle, ma technicienne qui est allée se former spécialement à Amsterdam à ces nouveaux tests, me communique les résultats exprimés en TEQ, c’est-à-dire en équivalents toxiques en dioxines (lire page 102). Le TEQ est aujourd’hui devenu l’unité de mesure des cocktails de substances ayant un mécanisme commun d’action.
Que montrent ces résultats si longtemps attendus ? Que je suis bien contaminé par les dioxines et les PCB mais, heureusement, à des taux plutôt rassurants et pas très différents des autres personnes du laboratoire : les plus jeunes, qui n’ont pas travaillé sur les PCB, ne sont pas moins contaminés que les plus anciens ayant travaillé sur les PCB et ayant vécu le pic de pollution des années 1960 (ce qui n’exclut pas que ces derniers aient pu avoir, par le passé, de fortes valeurs d’imprégnation). En revanche, le plus jeune d’entre nous affiche un niveau de contamination très supérieur aux autres (pratiquement le double). Comparons ces chiffres à ceux des valeurs moyennes des Français.
On voit que la majorité des valeurs des membres de l’équipe se situent entre 15 et 34 picogrammes (10-9 g) de TEQ par gramme de lipides (pg TEQ/g lipides). Ces valeurs correspondent à celles relevées dans les populations non surexposées d’une étude menée en France entre 2004 et 2006 sur les personnes vivant à proximité d’un incinérateur. Le résultat sur mon sang correspond à la valeur la plus basse du laboratoire. En revanche, le plus jeune garçon du laboratoire présente une valeur de 55 pgTEQ/g lipides qui est supérieure à celle notée chez les populations surexposées de l’étude française qui présentaient en moyenne de 42 pg TEQ/g lipides.
Comment l’expliquer ? D’une part, c’est un gros fumeur et chaque cigarette produit 1 pg de dioxines par sa combustion; d’autre part, il est arrivé récemment dans l’équipe en provenance du Nord-Pas-de-Calais, région qui a connu une forte activité industrielle métallurgique polluante, au contraire de la région de Bordeaux d’où proviennent les autres membres. Il est évidemment impossible de dire lequel de ces deux facteurs explique le mieux ces taux élevés, cependant, il est probable que la forte consommation de cigarettes contribue majoritairement à l’exposition aux dioxines.
En fait les chiffres de contamination de mon sang en PCB et dioxines sont assez rassurants. Ma période de surexposition professionnelle semble assez lointaine pour ne pas avoir laissé de traces.
En effet, la demi-vie plasmatique des PCB (temps nécessaire pour que la concentration d’une substance diminue de moitié) est de l’ordre d’une dizaine d’années. Par ailleurs, je ne semble pas avoir été soumis à des vecteurs importants de contamination (consommation de poissons venant de zones très contaminées, longs séjours dans des environnements fortement industrialisés et donc pollués…).
SURVEILLER LES NIVEAUX DE CONTAMINATION DES TRAVAILLEURS
Dire qu’il suffirait que ces tests (dont le coût est limité à quelquescentaines d’euros) soient utilisés par la médecine du travail pour détecter des surexpositions pouvant avoir des conséquences à long terme sur la santé ! C’est d’ailleurs pour cela que j’ai accepté de présider la commission chargée de la prévention des risques chimiques et physiques dans le cadre de la Commission d’Orientation des Conditions de Travail (COCT) auprès de ministre du Travail.
L’adoption de la Directive Européenne REACH (enRegistrement, Evaluation et Autorisation des substances CHimiques) implique une réécriture du code du travail et j’espère faire intégrer ces bioessais et plus largement les biomarqueurs (lire page 89) dans la surveillance des travailleurs. Mais il y a loin de l’intention à la réalité !
Extrait de "Sang pour sang toxique" par Jean-François Narbonne
votre étude c”est bien, mais les gens qui vivent sous les cheminées d’incinérateurs et qui réclame des analyses de sang pour connaitre leur taux de dioxines dans leur sang, mais aussi le bétail qui crève dans les champs sans que le paysan soit mis au courant, malgré ses demande répétés de connaitre le résultat des analyses quant le préfet veuille bien les décider.( plus de 55 cas de cancers au pied de l’incinérateur, un 2eme Gilly sur Isère)rnque faire. rnj”attends une réponsernassos.gadef@gmail.com.
Votre relatif taux bas me semble du surtout au fait qu”une bonne partie des toxiques a été accumulée dans les organes depuis des années, ce qui est dans le sang n”est que ce qui a été absorbé récemment. Il faudrait que vous puissiez tester un chélateur…rnEn ce qui concerne le plus jeune, sa forte dose correspond sans doute au fait que ses organes n”ont pas eu encore le temps de les absorber et que sa contamination est quotidienne, donc circulante.