Malgré un cadre réglementaire strict, notamment en France, et sous la pression des associations de lutte contre les addictions, alcooliers et cigarettiers poursuivent des stratégies marketing très offensives à destination des mineurs. Publicité masquée, mobilisation d’influenceurs sur les réseaux sociaux les plus prisés des jeunes ou financement d’écoles dans les pays en développement, tous les vecteurs de communication sont utilisés par les industriels pour cibler ce public stratégique. Les conséquences sanitaires sont désastreuses et les pouvoirs publics semblent, bien souvent, incapables de faire respecter les lois et réglementations en vigueur.
Les jeunes et la dépendance : des chiffres toujours préoccupants
Une méta-analyse, réalisée par des scientifiques américains, indique que l’âge d’entrée dans le tabagisme intervient, en moyenne, entre 13 et 14 ans. Sur trois jeunes expérimentant le tabac pendant leur scolarité, deux deviendront des consommateurs réguliers. En France, chaque année, plus de 200 000 jeunes deviennent des fumeurs dépendants. Pour autant, certains signaux encourageants méritent d’être soulignés. Entre 2014 et 2018, l’expérimentation du tabac chez les jeunes a reculé de plus de six points et est passée à 21,2 %, contre 27,8 % quatre ans auparavant. Chez les lycéens aussi, la tendance est à la baisse. Si 60,9 % des lycéens avaient déjà expérimenté la cigarette en 2015, ils ne sont plus que 52,7 % en 2018, selon les derniers chiffres fournis par l’Observatoire français des Drogues et Toxicomanies (ODFT).
Pour l’alcool, la situation reste toujours aussi dramatique. « Chez les jeunes, 15 à 25 % vont avoir des alcoolisations très préoccupantes, très graves, très dangereuses, et à risque de dépendance », explique Alain Rigeaud, Président de l’Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie (ANPAA). L’étude de l’OFDT constate ainsi que près de 9 lycéens sur 10 ont déjà goûté à l’alcool en 2018 et que près d’un sur deux a déjà été ivre l’année écoulée. Des chiffres toujours préoccupants, très largement liés à la facilité d’accès des mineurs aux produits de l’alcool et du tabac, et à leur porosité aux techniques marketing des industriels.
Publicité pour l’alcool et le tabac sur les mineurs : quelles conséquences ?
« Aujourd’hui, on voit les abribus près des cités scolaires et les gares tapissés de publicités qui se répètent à l’infini. La publicité a incontestablement un impact et vient normaliser et valoriser la consommation d’alcool » analyse Alain Rigeaud. Une méta-analyse, regroupant 13 études menées auprès de 38 000 jeunes en Allemagne, Nouvelle-Zélande, Belgique et États-Unis, s’est attachée à identifier une corrélation entre exposition des jeunes à la publicité des produits à risque et hausse de la consommation. Le résultat est sans appel. Sur les 13 études, 12 démontraient un lien entre publicité pour des produits alcoolisés et augmentation de la consommation d’alcool. Pour les non-buveurs, la publicité est un facteur d’initiation à l’alcool. « Les alcooliers ont bien compris que les jeunes sont une cible extraordinaire. Plus ils les sensibilisent maintenant, plus ils sont sûrs d’avoir des clients à vie », explique Philippe Battel, psychologue addictologue.
Pour la cigarette, les conclusions sont tristement identiques. En 2011, une méta-analyse, portant sur 52 études, affirme que la publicité a un effet notoire sur l’entrée dans le tabac des jeunes. Les chiffres de l’addiction et de la consommation, ainsi que la sensibilité des jeunes aux effets de la publicité, témoignent d’un cercle vicieux dont, les premières victimes, restent les mineurs.
L’imagination débordante des industriels pour attirer les jeunes
Philip Morris International, l’un des leaders mondiaux du marché, fait régulièrement l’objet de critiques pour ses campagnes de publicité ciblées à l’égard des plus jeunes. Sur Instagram, le cigarettier a ainsi mobilisé des influenceuses afin de promouvoir, de manière discrète, mais bien visible, son nouveau produit de tabac à chauffer, IQOS. Supposé moins dangereux que la cigarette classique, bien que l’ensemble de la littérature scientifique affirme le contraire, IQOS est au cœur de la nouvelle stratégie commerciale de Philip Morris dans le monde. Alina Tapilina, influenceuse russe, à l’audience jeune et aux 85 000 abonnés, a par exemple multiplié les publications positives sur IQOS et en a vanté, plusieurs fois, les bienfaits. Si l’on sait que les 18 – 24 ans représentent environ 31 % des inscrits, il est plus délicat de connaître le nombre exact de mineurs sur le réseau social. Mais, pour faire face à l’afflux de très jeunes membres, Instagram vient d’interdire l’accès à sa plateforme pour les mineurs de moins de 13 ans. Face à une indignation généralisée, Philip Morris International a mis un terme à sa campagne de marketing sur le réseau social en mai dernier.
De manière moins visible, les cigarettiers tentent d’influencer les politiques européennes de santé publique à Bruxelles, notamment celles visant à protéger les mineurs du tabac. En 2012, le cigarettier a mobilisé toutes ses forces contre la Directive sur les produits du tabac qui prévoyait notamment, au niveau européen, l’interdiction des arômes, comme le menthol, et les modèles slim, plus orientés vers les publics féminins. Le résultat d’une vaste campagne de lobbying dénoncée par l’élue Europe Ecologie Michère Rivasi qui affirme que « pas moins de 161 lobbyistes sont actifs au niveau communautaire… dont seulement neuf sont inscrits au registre de la transparence comme travaillant à temps plein dans l’Union européenne ». Un enjeu d’autant plus capital pour les industriels que les cigarettes mentholées visent surtout les adolescents. « Les données de 3 études indiquent aussi que les jeunes fumeurs de cigarettes mentholées sont plus dépendants que les autres fumeurs » explique ainsi le collectif Suisse Stop Tabac.
Il existe également une autre approche, peut-être tout aussi pernicieuse : le financement… d’établissements scolaires. C’est en tout cas la méthode utilisée par la China National Tobacco, entreprise nationale chinoise du tabac, qui finance des écoles dans certains territoires isolés du pays. Mais ce n’est pas tout. Ces financements se dirigent aussi vers certains pays en développement, où le système éducatif est défaillant. « La China National Tobacco a déjà investi dans deux autres pays : au Zimbabwe (…) et au Cambodge (…) » explique le magazine Slate. Au-delà d’une opération de “blanchiment moral”, ces investissements traduisent une volonté de notoriété orchestrée par certains industriels auprès des populations les plus jeunes.
Soumis à des impératifs réglementaires moindres, les alcooliers s’exposent tout particulièrement sur le Web. Un tiers des jeunes visionnerait, de manière régulière, des publicités pour l’alcool en ligne, mais aussi dans la rue pour un quart d’entre eux, les supermarchés et les transports publics, pour respectivement 20 % et 17 % des jeunes, selon l’étude 2017 de l’OFDT.
Les industriels se défendent évidemment de tenter toute forme d’approche publicitaire ou marketing à l’égard des plus jeunes. « Les fumeurs mineurs ne sont pas, et ne seront jamais, notre public cible, où que ce soit dans le monde », prétend ainsi un représentant de la British American Tobacco, aussi critiquée pour de possibles tentatives de ciblage des mineurs. Chez PMI, on explique qu’« empêcher les enfants de fumer est de la plus haute priorité ». Une défense pourtant peu en accord avec certaines pratiques courantes des industriels.