C’est aujourd’hui que je prends conscience du nombre de signaux qui se sont déclenchés et cumulés durant cette période. Je n’ai pas voulu y accorder d’importance sous couvert de « performance ». Sauf qu’à un moment donné, au lieu de haies à franchir finalement assez aisément, lorsqu’il s’agit d’un mur plus haut et plus solide que soi, difficile de persister à foncer tête baissée. Je me suis crue hypocondriaque, n’arrivant pas à comprendre pourquoi mon état de santé se détériorait.
Entre le jour où j’ai débuté ma fonction et le jour où, dévastée, j’ai rencontré mon médecin de famille, j’ai pris plus de 18 kilos. L’entreprise que j’avais quittée pour ce nouveau poste m’avait donné les moyens de rester en forme, sans même le savoir j’imagine, et j’y avais une alimentation équilibrée. Je déjeunais avec mes collègues, rarement seule, avec ceux de mon service ou d’autres d’ailleurs, dans un restaurant d’entreprise, avec un choix varié de plats. Nous allions même parfois déjeuner dehors. Le temps de pause était un moment de détente et de convivialité qui me permettait de couper. Il y a eu des jours où je n’avais pas le temps, mais même si c’était pour rester 20 minutes ou 15, je rechargeais mes batteries sainement. Débordée souvent, il y avait toujours un collègue, ou ma responsable qui me forçait à prendre une pause : « Moi aussi j’ai un boulot monstre, allez, viens on mangera rapidement ! » et quelquefois, au lieu des 15 minutes, cela se prolongeait pour 30.
Durant ma formation financée par le FONGECIF, j’ai fait un exposé sur « l’alimentation et le bien-être au travail ». Prémonitoire ?
Dans ma nouvelle entreprise, j’ai lutté quasiment tous les jours pour savoir ce que j’allais manger. L’environnement était cher, et le montant des tickets restaurant n’était pas forcément suffisant.
Qu’est-ce qui a pris le pas sur le maintien de mon équilibre alimentaire ? Le peu de temps dont je disposais : je devais réfléchir à mon menu du jour, aller à l’extérieur, faire la queue, revenir… chronophage.
J’ai eu des moments de lucidité, de besoin d’équilibre, de « bonnes résolutions », au lieu d’un sandwich pris à la va-vite devant mon ordinateur, j’allais au Monoprix acheter un plat surgelé, des fruits, une soupe de légumes. Je suis sortie et j’ai mangé seule pour m’aérer l’esprit, me retrouver au calme. Victoire !
Cela n’a jamais duré très longtemps car j’étais aspirée par le mouvement, le rythme collectif.
Je n’étais pas la seule. J’enrageais intérieurement lorsque j’arrivais tôt le matin, et que le personnel de nettoyage n’avait pas encore vidé les poubelles et le superbe amoncellement d’emballages McDo ou Quick. Fast-Food ? Traduction ? « Restauration rapide ». CQFD. C’était triste. Il y avait des endroits où l’on pouvait composer ses salades fraîches, mais encore une fois, 9 à 10 euros par jour, cela n’était pas adapté pour la catégorie de salariés dont je m’occupais ! (Y compris moi !) Et rien que de voir la file d’attente interminable, cela en décourageait plus d’un !
Je n’avais qu’une envie, mettre en place une politique d’alimentation pour eux, pour moi et les responsables ! Où menions-nous les salariés ?
Moi ? Mon corps était récalcitrant à tenir un tel rythme. Je rentrais tard, je partais tôt, j’étais beaucoup trop épuisée pour dépenser des calories. J’ai essayé, mais toujours pareil, j’ai abandonné. Trop de travail.
Je me rappelle d’une journée, une salariée avait emmené trois d’entre nous dans une galerie avec un restaurant d’entreprise.
Cela peut paraître insignifiant, mais j’ai été si heureuse de ce déjeuner ! L’endroit était plutôt vaste, cosy, avec des fauteuils, des plats chauds, nous avions tous pris beaucoup de plaisir.
J’étais excitée ! J’ai tout de suite pensé à aller les interroger, était-il possible d’envisager une intégration de nos salariés ? De négocier un menu type pour le montant de nos tickets-restaurant ? Et pourquoi ne pas s’associer avec d’autres enseignes pour avoir plus de poids si nécessaire ? Travailler avec la médecine du travail ?
J’en ai parlé, mais le directeur en poste était à des années lumières de cette problématique, ce n’était pas le moment, un restaurant d’entreprise ? « trop loin », et puis ils vont en profiter pour prendre tout leur temps… bref, un sujet qui paraissait « secondaire » pour lui et primordial pour moi. Le frein ? J’étais encore nouvelle, je n’étais que « Gestionnaire RH » depuis peu, période d’essai en cours, je n’avais pas assez de poids, et j’étais déjà bien trop occupée. Proposer un projet demandait de me poser et de me laisser le temps de trouver des solutions. Pour convaincre j’aurais même aligné des chiffres, des graphiques, parlé du gain sur la productivité, de l’efficacité forcément engendrée, il y avait quelque chose à faire, c’était évident !
Mais non, au lieu de cela, carte de fidélité chez Brioche Dorée, Quick, Häagen Dasz même… j’allais souvent chez le Chinois… dont j’affectionne ironiquement une petite anecdote : un jour, un salarié en est revenu horrifié suite à la plainte d’une cliente choquée de retrouver quelques crottes de souris dans sa sauce.
J’ai cru m’évanouir. Je n’y suis pas retournée pendant quelques mois, et puis, par résignation, par manque de solution à ma portée… Advienne que pourra !
Extrait de "Quand le travail vous tue" de Aude Selly.