Tabagisme, lutte contre le commerce illicite, cadre réglementaire et traçabilité… Luk Joossens, en charge de la lutte anti-tabac pour l’Association of European Cancer Leagues (ECL) et en guerre contre la cigarette depuis une quarantaine d’années, répond à nos questions.
Mis à jour le 12 juillet 2019
La Santé publique : Le tabac est responsable d’une mort sur huit en France. Un fléau qui fait encore 75 000 victimes par an, malgré les messages sur les paquets de cigarettes. Pourtant, le tabagisme recule de façon historique (soit une baisse de 12% sur deux ans). Que pensez-vous de ce paradoxe ?
Luk Joossens : Il n’y a pas véritablement de paradoxe. Le nombre de morts n’est pas lié au niveau du tabagisme actuel, mais au tabagisme des années 1970-90. Par contre, la baisse de la prévalence est le résultat de la politique récente menée en France contre le tabagisme. On observe un recul historique du tabagisme. Il y a 1,6 million de fumeurs en moins, en à peine deux ans, c’est-à-dire une baisse de l’ordre de 12 %. Ce recul est avant tout lié à une politique des prix, en combinaison avec d’autres mesures comme le paquet neutre.
La Santé publique : La Belgique va mettre en place le paquet neutre à compter du 1er janvier 2020. Les fabricants de tabac disent que cette mesure va faire exploser le commerce parallèle en favorisant la contrefaçon. Qu’en pensez-vous ?
Luk Joossens: Les paquets “normaux” et les paquets neutres sont en fait tout aussi faciles à imiter. Il n’y a aucun risque d’une augmentation du commerce illicite ou de la contrefaçon. D’ailleurs, le paquet neutre a été introduit pour la première fois en Australie en décembre 2012 et en 8 ans, on n’a noté aucune augmentation de la contrebande et de la contrefaçon. Par ailleurs, un système de traçabilité européen a été mis en place le 20 mai dernier et va pouvoir assurer plus d’encadrement et de sécurité au commerce du tabac en Union Européenne.
La Santé publique : Que pensez-vous du système de traçabilité des produits du tabac tel que défini par l’Union européenne et entré en vigueur le 20 mai 2019 ?
Luk Joossens: C’est un pas en avant, car chaque paquet sera marqué par un code unique et l’on pourra vérifier son parcours de l’usine au débitant, dans tous les pays européens. Et pour ça, nous sommes contents. En revanche, il y a encore des mesures qui donnent trop de pouvoir à l’industrie du tabac, qui par exemple, choisit les banques de données et aussi les cabinets d’audit (comme par exemple KPMG, Deloitte, Ernst and Young, PWC etc.).
La Santé publique : En matière de lutte contre le tabagisme, quelle est selon vous la marche à suivre à Bruxelles avec les institutions européennes ?
Luk Joossens : Il y a deux révisions qui devraient faire évoluer les choses : celle de la révision des Droits d’accises sur les tabacs manufacturés au sein de l’Union européenne (UE), qui s’applique depuis le 1er janvier 2011. Et la révision de la Directive des produits du tabac de 2014, prévue pour 2021, et dans laquelle le système de traçabilité devrait être revu.
La Santé publique : Le 29 janvier 2019, vous avez participé au Parlement européen à un débat sur le commerce parallèle de tabac organisé par le député européen PPE Cristian Busoï. Sur quels points doit-on améliorer le système européen, dans le cadre d’une révision de la Directive Tabac en 2021 ?
Luk Joossens : Ce n’est pas normal que l’industrie du tabac choisisse les banques de données et les cabinets d’audit. La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, premier traité négocié sous les auspices de l’Organisation mondiale de la Santé, stipule qu’on ne peut déléguer les tâches essentielles de traçabilité à l’industrie du tabac. Avec l’industrie, on ne peut pas être sûr que le système de contrôle du commerce illicite soit suffisant.
La Santé publique : Dans le journal français Les Echos du 20 mai 2019, Loïc Josseran, Président de l’association Alliance contre le Tabac affirme que les « tiers de confiance » choisis pour stocker les données – Atos, Dentsu Aegis, IBM, Movilizer, Zetes – ont pour certains des liens indirects avec les industriels du tabac. Que pensez-vous de cette proximité ?
Luk Joossens : Dans les standards de la traçabilité, il y a des critères d’indépendance par rapport à l’industrie du tabac*. Les firmes du tabac détournent facilement la législation actuelle. Les associations de lutte anti-tabac proposent que ces tiers de confiance, notamment les entreprises choisies pour stocker les données, n’aient pas travaillé depuis au moins 5 ans avec l’industrie du tabac. Cela constituerait un nouveau standard, et un critère plus exigeant d’indépendance vis-à-vis de l’industrie.
La Santé publique : Avec une progression constante de la consommation de tabac en Afrique, les fabricants de cigarettes se frottent les mains. Comment les associations anti-tabac européennes peuvent-elles aider les associations anti-tabac africaines à se défendre ?
Luk Joossens: En Amérique, en Europe, et en Asie, la prévalence du tabagisme est en baisse constante. En revanche, ce n’est pas le cas pour le Moyen-Orient et l’Afrique sub-saharienne. Dans ces pays, la population est plus jeune, et en pleine croissance. C’est pourquoi la priorité des associations de santé publique doit se porter sur cette région du monde. Le continent africain est le souci principal de la Framework Convention Alliance (une confédération de 500 organisations de plus de 100 pays qui soutiennent la mise en oeuvre de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac).
*L’article 8 de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac prévoit l’adoption par les Etats signataires d’un système de traçabilité parfaitement indépendant de l’industrie du tabac