Déterminer le point de rencontre entre les exigences de l’Union européenne en matière de commerce et les sensibilités nationales au sujet de la santé est loin d’être une tâche évidente. Illustration avec le cas de la législation sur la délivrance de soins en contactologie.
Au cours de l’année 2013 a débuté un épineux débat législatif : les parlementaires français planchent en effet sur la libéralisation de la vente de certains dispositifs médicaux exigée par la transposition en France du droit européen. Bruxelles, qui a déjà sommé la France de modifier sa législation sur le sujet en 2008, entend notamment établir la libéralisation du marché des lentilles de contact. Embarrassé, Paris a souhaité se plier aux injonctions de l’U.E., mais semble avoir toutefois mal mesuré le risque qu’une libéralisation totale pourrait faire peser sur les porteurs de lentilles ainsi que sur l’équilibre du système de santé tout entier.
Numéro d’équilibriste
Au printemps 2013, le ministère de la Santé prenait un arrêté des plus polémiques. Révélé par le magazine spécialisé PC Inpact, le texte a autorisé la vente en ligne de lentille de contact sans imposer de véritables contraintes médicales ou techniques aux revendeurs si ce n’est un enregistrement auprès de l’ARS. Ce faisant, le gouvernement a tenté de rattraper un impair commis à l’égard des plus hautes instances de L'Union Européenne lorsqu’il était question d’interdire la vente en ligne de lentilles de contact en France ; une disposition qui eût été contraire au principe de libre circulation des biens et des services inscrit dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. « En 2008, Bruxelles faisait les gros yeux à la France, accusée de mettre des branches dans les roues du marché en ligne de l’optique », rappelle PC Inpact. Pour satisfaire l’Union européenne le mieux possible, le ministère de la Santé a, semble-t-il, pris une décision un peu rapidement. C’est du moins l’avis d’un certain nombre de parties prenantes de ce dossier.
« Le ministère de la Santé nous a surpris et choqués », a ainsi déclaré Jean-Bernard Rottier, président du Syndicat National des Ophtalmologistes de France, dénonçant un acte de « démédicalisation » de la contactologie. Du côté des mutuelles et des caisses d’assurance maladie, on est dans l’expectative. À l’heure actuelle précise Le Figaro, « pour bénéficier d’un remboursement la Sécurité sociale puis par sa mutuelle santé, le site [marchand] doit impérativement être agréé par la Sécurité sociale » ; le contrôle sur la délivrance des agréments pourrait permettre de réduire les flux de remboursement. Mais la vente libre de lentilles pourrait également voir exploser la consommation de ces soins et avec elle, les demandes de remboursement émanant des patients.
À l’évidence, les exigences de Bruxelles peinent à faire table rase d’une sensibilité nationale compréhensible à l’égard des enjeux de santé publique. Celle-ci est d’ailleurs ancrée jusque dans les institutions. Par exemple, l’Assurance Maladie ne concède des remboursements sur ces équipements que lorsqu’ils ont fait l’objet d’une « prescription médicale ». Quant aux tribunaux français, ils ont continué de considérer les lentilles comme des « prothèses » dont l’adaptation constitue un « acte médical » requièrant l’expertise d’un médecin, alors même que depuis le milieu des années 1970, la prescription du médecin n’est plus légalement nécessaire pour obtenir des lentilles de contact dans le commerce. En matière de contactologie, la santé et la sécurité du patient ne tiennent donc qu’à un fil : celui de la jurisprudence et des bonnes pratiques de la filière des soins de la vue.
Un télescopage commercial et médical
Nombreux sont ceux qui pensent que ce fil ne résistera pas à la pression de la libéralisation commerciale du marché de la contactologie. Ceux-là mettent en avant un problème qui a manifestement été ignoré par le ministère de la Santé : la distribution de solutions en contactologie et l’encadrement de celle-ci sont des problématiques différentes, mais interdépendantes. Il convient certes de ne pas les amalgamer, mais il faut pouvoir leur apporter des réponses cohérentes. Ainsi pour Jean-Bernard Rottier, d’éventuelles « délégations de tâches vers les opticiens » seraient préférables dans le contexte de toute rénovation du cadre légal plutôt que de permettre à n’importe qui de vendre des solutions en contactologie.
À travers cette mention, il faut évidemment voir un clin d’œil au précédent fort concluant réalisé en matière de lunetterie. En vertu de la loi de 2007 sur le financement de la Sécurité sociale, une prescription de lunettes s’obtient pour une durée de 3 ans chez l’ophtalmologiste, médecin spécialiste de la vue. Les orthoptistes et les opticiens, professions compétentes dans les domaines de l’optique, ont par ailleurs hérité de l’autorisation de procéder à des ajustements sur la correction des verres entre deux renouvellements d’ordonnance. Le parcours de santé est simple et sécurisant pour le patient, et fixe accessoirement un cadre clair pour les prétendants à la distribution sur internet.
Il n’y a par ailleurs aucune raison de présumer qu’un tel système ne pourrait pas se transposer à la contactologie. Il se substituerait alors avantageusement au vide juridique qui régit aujourd’hui la délivrance d’un soin présentant bien plus de risques pour l’œil que le simple port de lunettes. Les débats parlementaires semblent d’ailleurs aller dans ce sens. En février 2013, le sénateur Hervé Maurey présentait un rapport d’information dans lequel il suggérait « d’accélérer les transferts de compétences dans la filière ophtalmologie », des médecins vers les orthoptistes et les opticiens, à condition qu’elle soit « rationalisée ». La solution permettrait en effet de maintenir la santé du patient au centre du système et sous l’auspice d’un médecin tout en rendant possible le commerce en ligne de lentilles de contact. Elle aurait de surcroît le mérite d’assurer une maîtrise des demandes de remboursement et de fournir un solide début de réponse au problème de l’accès aux soins de la vue, les opticiens couvrant le territoire davantage que les ophtalmologistes et les orthoptistes qui exercent dans leur giron. Autant de points qui laissent penser que l’arrêté dévoilé en juin 2013 par le ministère de la Santé sera provisoire, à moins que Marisol Touraine ne plie sous les injonctions libérales de l’UE, au détriment de la qualité des soins de santé optique.