C’est une demande récurrente des associations de santé publique et des buralistes, qui pourrait enfin se concrétiser. Le député de Seine-et-Marne, Frédéric Valletoux et une dizaine de ses collègues du groupe « Horizons », proches de l’ancien Premier ministre Édouard Philippe, ont déposé une proposition de loi pour faire appliquer le Protocole de l’OMS « pour éliminer le commerce illicite de tabac ». Ils espèrent, demain, que les parlementaires européens prendront le relais. De quoi faire frémir les industriels du tabac, en guerre ouverte contre ce texte…
Un fléau fiscal, social et sanitaire
De quoi parle-t-on ? En volume, le commerce illicite de tabac représenterait, en France, 18 000 tonnes par an. Certes, les saisies ont augmenté de 60 % entre 2021 et 2022, grimpant à 650 tonnes de tabac. Mais elles ne représentent cependant que 3 % du commerce parallèle annuel. Des progrès à consolider, aux yeux de Gabriel Attal, alors ministre délégué chargé des Comptes publics, qui avait annoncé, avant son départ de Bercy, l’acquisition de 22 scanners supplémentaires, l’augmentation de 20 % de chiens renifleurs actifs en France ou encore la constitution de groupes d’enquêtes spécialisés sur l’ensemble du territoire, dans le cadre de son Plan Tabac 2023 – 2025.
En tout et pour tout, le commerce parallèle concernerait, entre 14 % et 17 % de la consommation française et entre 16 % et 20 % du volume de ventes, explique-t-on du côté des députés, qui rappellent aussi que « ceci engendre pour l’État une perte de recettes fiscales comprises entre 2,5 et 3 milliards d’euros ». D’autres sources invoquent le chiffre de 5 milliards d’euros qui, chaque année, manquent à l’appel. Au niveau social, il aggrave encore plus les conséquences délétères du tabagisme sur les populations, qui demeure la principale cause de mortalité évitable en France, avec 75 000 décès attribuables au tabac en 2015. De plus en plus, le commerce parallèle représente une part croissante des 156 milliards d’euros annuels du coût social du tabac, soit une facture annuelle de 2 500 euros par an et par Français, qu’il soit fumeur ou non. Et surtout, le moindre prix des paquets de cigarettes commercialisés « facilite l’entrée des adolescents très sensibles au prix dans le tabagisme et permet aux fumeurs avérés de “moyenner” leur facture ». Victimes parallèles de la contrebande, le réseau des buralistes, déjà en désuétude dans de nombreux territoires ruraux, qui subissent quant à eux un manque à gagner de 400 millions d’euros par an. En bref, un fléau fiscal, social et sanitaire.
La politique de lutte contre les réseaux parallèles donne-t-elle satisfaction aux élus ? Pas tout à fait. Une dizaine d’entre eux souhaitent voir appliquer le protocole de l’OMS pour éliminer le commerce illicite de tabac. Un texte de référence, adopté au niveau international le 12 novembre 2012, entré en vigueur le 25 septembre 2018 et toujours pas appliqué en France, qui l’a pourtant ratifié. Et ce, malgré la promesse du candidat Emmanuel Macron formulée en 2017 auprès de la Confédération des Buralistes. Ce traité international, applicable depuis cette année, « fait l’objet d’un lobbying contraire très fort de l’industrie du tabac », peut-on lire dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, auprès de la Commission européenne et de certains États membres.
La contrebande est un atout pour les industriels du tabac
« Contrairement à une idée reçue, ce commerce parallèle n’est pas composé de cigarettes contrefaisantes, et les fabricants de tabac n’en sont pas les victimes, au contraire », s’indignent les députés. Sur les 18 milliards de cigarettes du commerce parallèle, environ la moitié viendrait ainsi de la contrebande, constituée de cigarettes sorties des usines des industriels dans les pays où les taxes sont extrêmement faibles, comme le Kosovo, l’Ukraine, la Bulgarie ou encore l’Algérie, arrivant ensuite par convois entiers dans les pays avec une forte fiscalité, dont la France.
De l’autre côté, les achats frontaliers représentent l’autre moitié du commerce parallèle, du fait d’un surapprovisionnement des pays limitrophes de la France, comme l’Espagne, la Belgique ou encore le Luxembourg, afin de permettre aux populations de s’y rendre régulièrement pour se procurer des cigarettes à prix plus bas. « L’objectif des fabricants de tabac est de favoriser la circulation du tabac à bas prix pour contourner les politiques de santé publique fondées sur une taxation forte des produits du tabac », soulignent ainsi les députés.
En bref, les usines clandestines de tabac, échappant à tout contrôle des industriels, ne représenteraient qu’une part marginale, sinon nulle, du commerce illicite. Des données confirmées par des études menées en Europe ces dernières années. Une étude conduite récemment par le gouvernement irlandais ne fait ainsi pas état de contrefaçon dans les cigarettes commercialisées par les réseaux parallèles. Une autre, commandée par Cimabel en Belgique, chiffre la contrefaçon à 2 %. En France, le fabricant de tabac Seita avait calculé en 2016 que la contrefaçon ne dépassait pas les 0,2 %.
Mettre un frein au commerce transfrontalier
Dans ce contexte, les députés exigent l’implémentation, au niveau européen, de quotas de livraison de tabac alignés sur la consommation réelle, tels que définis par le Protocole de l’OMS, sans pouvoir dépasser les 5 % théoriquement nécessaires. « En un mot, une cigarette doit être fumée dans le pays où elle a été achetée », résument les députés. Actuellement, le Luxembourg recevrait 3 milliards de cigarettes par an, pour une consommation domestique estimée à 600 millions. Les habitants d’Andorre, qui ne consomment « que » 120 millions de cigarettes par an, voient leurs buralistes en recevoir annuellement 850 millions. Une part importante vient, à dessein, en France.
Au niveau européen, l’application stricte du Protocole de l’OMS aurait d’autres implications et mettrait, à Bruxelles, la pression pour obliger l’exécutif européen à rompre tout lien avec l’industrie du tabac, notamment dans le domaine de la traçabilité et du suivi des cigarettes, théoriquement l’un des atouts majeurs de la lutte contre le tabac. Le système actuel fait en effet grincer les dents des spécialistes de la santé publique. Car l’industrie du tabac a « recours à des groupes de façade pour promouvoir par ce biais son propre système technologique de suivi et traçabilité. Ce dernier a initialement été connu sous le nom de Codentify puis a changé de nom pour devenir aujourd’hui Inexto Suite. Cet outil est jugé inefficace, opaque et inefficient par les acteurs du contrôle du tabac », expliquait, en septembre dernier, Génération Sans Tabac. Des liens insupportables pour les militants de lutte contre le tabac, qui jugent ce système de traçabilité, actuellement en vigueur dans l’Union européenne, inefficace et contraire au droit de l’OMS.
Cette proposition de loi pourrait aussi mettre la pression sur la Commission européenne, supposée mener depuis deux ans les révisions des deux directives relatives au tabac, la directive 2011/64/UE sur la taxation du tabac et la directive 2014/40/UE relative aux produits du tabac dite Tobacco Products Directive (TPD), qui font, elles aussi, l’objet d’un puissant lobbying de la part des industriels.